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![]() Actualités & Presse![]() Une folie à deux ailes
13/01/2009
Un projet fou, des rêves de kérosène plein la tête. Le Valaisan Gilles Kupfer a réalisé un exploit original: construire de A à Z son propre avion de chasse. Une vie qui décolle et un vol à l’énergie pour un pilote hors norme
Son «bébé» dort dans un hangar à l’aérodrome de Sion. Un bébé de 1100 kg, à la longue silhouette vert eau, cockpit élancé, le nez en hélice. Un Focke Wulf, un vrai, réplique à peine plus petite que l’original, chasseur allemand de la Deuxième Guerre mondiale. C’est lui, Gilles Kupfer, 36 ans, le regard magnétique aussi bleu que les ciels qu’il aime traverser en voltige, qui l’a rêvé, conçu, construit de toutes pièces. Un des plus gros projets expérimentaux de Suisse. Il enlève délicatement les bâches, n’autorise personne à monter dedans. Cet avion, on le comprend très vite, n’a rien à voir avec «une promenade du dimanche.» Il y a, chez Gilles Kupfer, de la passion aéronautique, un goût de la vie en apesanteur à hauteur d’oiseaux, une envie de sortir du rang. Mais plus encore. Moteur de toute son existence, ce splendide engin a une finalité moins mécanique que spirituelle, comme un moyen de partir à la rencontre de lui-même. Pacte avec lui-même Il faut dire qu’à 8 ans, il a une sorte de révélation, là en bord de piste, lors d’un meeting arérien à Bex. Bien sûr, il est saisi par les acrobaties époustouflantes des chasseurs. Mais il est frappé par autre chose. Lui, ce qu’il sent, ce sont «les âmes des pilotes morts au combat au cours de la Deuxième Guerre mondiale.» Fantasme de gosse resté trop longtemps devant La nuit des morts-vivants? Même pas. Plutôt conviction intime, évidence intérieure pour cet homme qui trace sa route à l’instinct pur. A ce moment-là, il se fait une promesse à lui-même: «C’était plus qu’un rêve, c’était un pacte. J’ai donné ma parole que je rendrais hommage à ces anciens combattants, à ces chevaliers humbles, qu’ils soient allemands, anglais ou américains. Et ça m’a donné des ailes!» Des ailes, il en fallait pour réaliser son projet. Après un apprentissage écourté, un voyage en Angleterre, un retour en Suisse improvisé, il prend sa vie en main: sa licence de pilote en poche, c’est décidé, il lui faut construire cet avion qui le hante par la beauté de ses courbes et ses prouesses technologiques, ou se résoudre à le rêver toute sa vie. Avec zéro franc sur son compte en banque, «c’était le bon moment pour se lancer dans un projet.» L’argent pour acheter les plans? Il le trouve en vendant des cartes de membres supporters, frappe à toutes les portes des entreprises, des privés. Son enthousiasme convainc, soulève des montagnes, déplace des gens, comme il aime à dire. Il s’installe à Veytaux, construit un hangar dans la cour d’étendage à linge, entre deux maisons. Commence alors une autre vie, d’abnégation et de rigueur. «J’ai commandé le bois certifié en France et je m’y suis mis à 400% vu que j’avais conscience de mettre ma peau en jeu.» Le stabilisateur horizontal, le fuselage, le squelette d’une aile, il taille, ponce, souvent dix-huit heures par jour. La vie dans un hangar Manque de place, un an plus tard, il doit déménager à Saint-Triphon dans un hangar plus grand et y installe carrément son lit, «histoire de s’endormir et se réveiller à côté de son avion». L’osmose en quelque sorte, mais aussi une vie d’austérité, à basse température en hiver, dans cette remise aux vitres givrées plus d’une fois, à manger des spaghetti sur un réchaud de fortune. «J’en ai chié un max mais je ne me suis jamais senti seul. Je me sentais vivant.» Aucun regret ni amertume dans la voix de ce pilote d’essai, juste le soleil d’une vie ancrée dans sa propre ligne droite. Son Focke Wulf, il l’a construit tout seul, jusqu’au dernier boulon, mis à part l’hélice, le moteur trouvé en Russie, et quelques coups de pouce bénévoles pour l’ingénierie. En cinq ans et demi, 14000 heures de travail, il a terminé son œuvre. Mais depuis 2005, il n’a pu voler qu’une seule fois, le 20 décembre dernier. Jour mémorable. «Il a décollé tout seul. Quand je tiens le manche, je suis une autre personne. J’arrive à sentir comment l’avion travaille, je fais corps avec lui. C’est le vol à l’instinct comme dans les années 30.» La faute à quelques tracasseries administratives qui ont retardé son homologation, Gilles Kupfer attend maintenant de pied ferme le permis de vol pour son Lucky Bird. Qui devrait être imminent. Et vit désormais en bout de piste, dans une chambre d’auberge, sans chichis ni télé. «Je suis au strict minimum vital. J’échappe à la société de consommation par choix. Je tourne avec 1600 francs par mois.» Et avec le petit pécule que lui rapporte son livre auto-édité, Belle énergie, vendu au porte à porte. «C’est un engagement total, c’est clair qu’on ne peut pas avoir de vie de famille. Mais je suis libre comme l’air.» Son Focke Wulf, il va maintenant «le rouler», «l’ausculter dans ses entrailles pour le comprendre totalement», avant de décoller plus loin. Pour un tour de France et d’Allemagne, histoire de boucler sa mission. «Je veux partir à la rencontre des gens. Je sais que ce sera des clés pour ma vie. Et je dormirai chez l’habitant ou sous l’aile de mon avion.» Patricia Brambilla Photos Cédric Widmer Migros Magazine - 3 Mars 2008 |